cinéma politique


par tahar benjelloun

pp. 47-49


Le présent article ne prétend pas être une analyse exhaustive des rapports entre l'art cinématographique et la politique. Il est une esquisse de classification des différentes idéologies que véhicule tout produit cinématographique.

Il est affirmation du fait idéologique et par conséquent politique dans la notion de spectacle dont « l'innocence » décrétée jadis unilatéralement est à remettre en question aujourd'hui.

C'est en ce sens que l'article se veut le point de départ d'une réflexion et d'une discussion

                   

     Le cinéma n'est pas seulement un art. C'est aussi une industrie et un phénomène économique. De ce fait, tout film est un produit fabriqué dans un système économique et se trouve forcément déterminé par l'idéologie de ce système. Aucun film ne peut échapper à cette détermination. Langage du réel, mode sur lequel la réalité se représente et se donne en marchandise, le film participe au système économique, idéologique et politique dans lequel il se fait même s'il tend à dénoncer cette détermination de l'intérieur.

     C'est en ce sens que tout film est un acte politique.

     Partant de là, nous constatons qu'il y a plusieurs manières pour un film d'être politique. Nous proposons !a classification suivante :

— Film porte-parole direct d'une idéologie.

Film fait en vue de propager une idéologie bien précise, ayant recours à tous les moyens efficaces, bien souvent choisissant la romance et le pathétique, jouant sur les motivations du public. La pratique cinématographique n'y est guère remise en question. Le contenu aussi bien que la forme rassurent, donnent bonne conscience, endoctrinent, bref intoxiquent. Le public n'est pas dérangé, il est plutôt flatté.

     Nous classons dans cette catégorie les films de propagande de tout bord : films d'espionnage (la série des James Bond en est le meilleur représentant pour le racisme affiché et le fascisme militant). Certains films de guerre, qui, tout en prétendant dénoncer les atrocités de la guerre, font l'apologie de la force impérialiste (« Le jour le plus long » ; « Les douze salopards »...). Ces films peuvent même avoir un contenu explicitement politique et ne pas cacher leurs intentions (« Une histoire de Chine » - film de la série anti-rouge réalisé par Léo MacCarrey - « Exodus », « Les Bérets Verts » réalisé par l'acteur fasciste et anti-arabe, John Wayne...).

— A cette catégorie nous ajoutons le film-spectacle, fait dans le but de distraire et de détourner les gens des véritables problèmes. (1) Sous des apparences d'innocence et de légèreté, le film spectacle glisse « le message ». Ce genre de film au même titre que les films de propagande trouve chez nous par exemple, un marché irremplaçable. Chaque cinéma de la médina a obligatoirement son western italien, son policier ou son De Funès quotidien.

     Signalons que ce genre de film est aussi dangereux que les films de propagande car il participe d'une manière ou d'une autre à l'entreprise de la déculturation et de l'abêtissement du public marocain. (2)

Une autre catégorie : celle des films de l'action directement politique sans médiation, d'où sont exclus la romance et le spectacle. Cette action peut prendre soit une orientation de droite soit une orientation de gauche(*). Cette deuxième orientation est celle des films qui militent pour une cause révolutionnaire. Ces films sont en fait doublement politiques : ils le sont au niveau du contenu et au niveau de la forme utilisée au service de la cause, ainsi qu'au niveau du système de production et de distribution.

     Nous précisons que les films que nous classons dans cette catégorie sont des films qui partent d'une réalité sociale donnée et qui tendent, au-delà de l'interprétation descriptive, à la dénoncer, à la modifier et à agir sur elle, offrant par là une variante dans le processus de la prise de conscience. Du fait même qu'ils provoquent la réalité, ils s'assignent pour objectif le bouleversement radical des structures qui leur donnent naissance, se situant dans une perspective de lutte qui n'oublie pas que1e cinéma est un moyen extraordinaire de communication.

     Sans avoir la virulence de certains films qui se font ces derniers temps au Brésil dans le système du ciné-novo, le film « Le mandat » de Sembene Ousmane peut être classé dans cette dernière catégorie. Il est à notre avis le premier film africain à être un film-manifeste, un film sans aucune complaisance dans la dénonciation, démasquant la réalité amère héritée du colonialisme et perpétuée par le nouvel appareil étatique. La réalité que ce film provoque se retrouve sous d'autres formes dans n'importe quel pays d'Afrique nouvellement indépendant.

     Ainsi les difficultés que rencontre le personnage d'Ousmane - un homme analphabète, marié à deux femmes et presque sans ressources s'en va toucher un mandat de 250 F que lui a envoyé son neveu, balayeur à Paris — se retrouvent presque identiques chez nous.

     Ce film est pour nous un acte politique qui fait le procès d'une situation sociale et culturelle datée.

Qu'en est-il au Maroc ?

     Etant donné que toutes les productions marocaines sont des productions du centre cinématographique marocain, office de l'Etat, il nous est difficile de trouver une catégorie où classer le film marocain, d'autant plus qu'il n'y a eu que trois longs métrages réalisés jusqu'à présent. (3) Nous pouvons avancer cependant que « Soleil de printemps » est en quelque sorte un produit politique dans un sens déterminé.

     Lorsqu'il arrive à certains cinéastes marocains de s'expliquer sur l'échec de leur film, ils ont toujours recours au même schéma justificalif : si le film est médiocre, c'est parce que certains l'ont empêché d'être bon. Jamais les capacités et le potentiel créateur du cinéaste ne sont mis en cause ; seule l'infrastructure est défaillante.

     Cela ne change rien, leur film ne peut être soustrait du système politique qui l'a permis. C'est en ce sens que « Soleil de printemps » est politique. En effet, on prend un sujet à caractère plus ou moins social, et on raconte une histoire, on la raconte mal, mais on la raconte quand même. (4) II est un fait que Mr Lahlou semble ignorer, c'est qu'aujourd'hui surtout dans un pays sous-développé, un cinéaste n'est plus un montreur d'images, qui se contente d'avoir bonne conscience lorsqu'il a filmé des paysans ! Comme dit M. Bellocchio dans « Les Cahiers du Cinéma » (n° 176) « Le cinéma doit être politique. Il doit l'être en particulier dans un pays sous-développé. La valeur du cinéma-novo vient de ce qu'en respectant cette violente nécessité, il sert à modifier la réalité qui lui donne existence ».

     Le plus urgent pour nous ce n'est pas de raconter des histoires, mais d'exploiter toutes les possibilités que nous offre ce moyen d'expression et de communication pour liquider les séquelles du sous-développement dans tous les domaines et à tous les niveaux.

     Au cinéma nous ne pouvons pas avancer si nous ne dépassons pas le romantisme et la sensiblerie dans le fait social, et surtout si nous restons attachés à une forme d'expression importée, complètement arriérée, inadéquate et réactionnaire.

     Certes un film révolutionnaire, ne l'est pas seulement au niveau des idées qu'il veut défendre, il l'est aussi dans sa forme et dans le système de production et de distribution dans lequel il est fait. On ne peut faire d'œuvre révolutionnaire avec une forme qui appartient au système qu'on dénonce et dans les limites même de ce système. C'est pour cela que le cinéma du tiers-monde doit être un cinéma de combat. Si la plupart des films qui ont été réalisés dans les pays du tiers-monde ont été des échecs, c'est parce qu'ils n'arrivent pas à se dégager des structures de production et de distribution du système capitaliste. Cependant un cinéma neuf, en rupture, mène un combat et milite dans certains pays du tiers-monde. C'est le cinéma qui se fait en dehors et contre tout système traditionnel, système qui est en fait impuissant à exprimer les aspirations véritables des masses, il faut croire en cette lutte pour ne pas tomber dans le primarisme du réalisme socialiste, du réalisme moralisateur ou du réalisme tout court, esthétique réactionnaire au service d'une démagogie sous-jacente. Jamais réalité n'a eu tant besoin d'être transcendée pour enfin éclater dans sa nudité.


* Reste à définir ces orientations d'une façon plus précise.
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(1)    « tout spectateur est un lâche » Frantz Fanon.
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(2)    Cette entreprise de déculturation a toutes les chances d'aboutir puisque le cinéma reste au Maroc l'art le plus populaire. On nous objectera qu'il y a l'action des         ciné-clubs. Nous constatons cependant que la Fédération des ciné-clubs continue elle-même de jouer un rôle dans cette entreprise en faisant du ciné-club un         cadre réservé aux étrangers et à « l'élite » occidentalisée.
        Les structures actuelles des ciné-clubs doivent être remises en question, car elles ne répondent absolument pas aux aspirations du public marocain. Tel qu'il         existe actuellement, le ciné-club reste une importa- tion des habitudes de la culture occidentale  bourgeoise.
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(3)    En fait, les films produits par le C.C.M. ne peuvent objectivement être qu'au service de l'idéologie dominante.
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(4)    Latif Lahlou répondait à un journaliste étranger qui lui demandait :
        « Comment vois-tu le cinéma au Maroc ? » :
        « D'abord raconter des histoires. Il y en a de fort belles chez nous comme partout. Mes camarades et moi-même avons un tas d'histoires à raconter ». Revue du        cinéma  international N° 6.
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nota :
     La sortie en France du dernier film de Costa Gavras « Z » a permis à la critique d'avoir son film politique. Sans toucher aux valeurs intrinsèques du film de Gavras, il est assez simple de révéler l'origine d'une certaine confusion. En effet, ce n'est pas parce qu'un film traite de la politique qu'il est pour autant un film de gauche, engagé dans une lutte révolutionnaire. En l'occurence ce n'est pas parce que Gavras a essayé de nous relater l'assassinat du député grec Lambrakis (22 mai 1963), qu'il a objectivement posé le problème des assassinats politiques. Il s'agit en fait d'un drame qui ne refuse ni le pathétique ni les ficelles du film policier à suspense, négligeant par là le fond du problème qui est l'analyse politique. Certes le film dénonce certains points. Ce n'est que dans les derniers plans du film que la Grèce et ses interdits sont révélés. Ce final didactique balaie tous les personnages qui ont joué. Nous retrouvons timidement l'interrogation politique et le goût du document. ''
     Du fait de la confusion, le film passe très bien pour un film politique engagé. Tant mieux ! Le public marche et c'est déjà un acquis même si c'est involontaire et indirect.
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