entretien avec

sembene ousmane

pp. 50-51

                                

Sembene Ousmane est d'origine sénégalaise.
Avant de faire du cinéma il travailla comme
docker au port de Marseille, puis écrivit des
romans dont « Le Mandat ».
De la littérature, il passa au cinéma après
avoir suivi des études cinématographiques
à Moscou.
Il reste le promoteur d'une coopérative des
cinéastes sénégalais et un militant pour une
culture africaine.
Ses principaux films sont :
Borom Sarret
Niaye
La Noire de
Le Mandat

Souffles : Comment doit se définir, d'après toi, un cinéma africain qui tend justement à être en rupture avec la culture occidentale ?

S. Ousmane : Ne parlons pas d'Occident. Parlons de nous. Il faut d'abord avoir le courage de voir la réalite ; la voir est une chose, la comprendre en est une autre. Il faut commencer par connaître son pays, tout en le situant dans l'ensemble du mouvement international révolutionnaire. Il peut être en dehors du mouvement, ou bien en faire partie. Tout art doit être défini par rapport à ce mouvement. Un cinéma africain est un cinéma qui se définit par l'authenticité de la réalité qu'il donne à voir.

Souffles : Quelle importance accordes-tu au combat par le cinéma en Afrique par rapport aux autres arts, comme le théâtre, les arts plastiques, etc.. ?

Ousmane : « De tous les arts. le cinéma est le plus important » a dit Lénine. Ceci dit, n'oublions pas que 90% de notre population est analphabète. Or, le cinéma donne à voir et à penser. Une culture véritablement révolutionnaire, c'est-à-dire populaire, peut et doit être transmise par le cinéma : c'est ainsi qu'on peut compter beaucoup sur le travail de militantisme qui peut être entrepris dans le cadre des cinémathèques et des ciné-clubs. Ceci peut et doit opérer chez le public une certaine prise de conscience.

Souffles : Mais n'oublions pas que les cinémathèques et tes ciné-clubs ne touchent (du moins dans les structures actuelles) que quelques privilégiés. Tant que l'écran n'est pas dans la rue et dans les campagnes, nous ne pouvons parler d'une culture populaire.

Ousmane : Pour le moment, nous n'arrivons même pas encore à projetér « Le mandat » dans les salles des pays d'Afrique (exception faite pour la Tunisie au festival de Carthage et l'Algérie dans le cadre de ce festival) ; comment alors le projeter dans la rue ! Bien sûr, ce serait l'idéal. D'ailleurs, c'est parce qu'un film est susceptible de toucher les masses qu'il se voit interdit. Il représente un danger. Nous en sommes encore en Afrique à lutter pour imposer une culture sans discrimination.

Souffles : Quelle est ta conception de l'homme de culture en Afrique ? Quel est le rôle du créateur en Afrique ?

Ousmane : Pour moi, c'est un homme politique, avec tout ce que ce terme implique, c'est un homme totalement engagé dans une perpétuelle dénonciation. Son rôle, c'est d'être militant, combattant. L'art peut être une arme. D'ailleurs, toute culture est politique.

Souffles : Quels doivent être, d'après toi, les rapports entre le créateur et le peuple, surtout quand il s'agit d'un peuple dont la majeure partie est illetrée ?

Ousmane : Il faut d'abord avoir confiance en son peuple. Il ne faut pas se définir par rapport à lui suivant une hiérarchisation. Pour prétendre exprimer les aspirations de son peuple il faut en faire soi-même partie. Je peux dire, pour ma part, que ce sont tous les Sénégalais qui ont fait « Le mandat ». Nous avons travaillé 24 heures sur 24 ; c'était une fête, une joie pour tout le monde. L'histoire du « Mandat » est réelle. C'est un vieillard un voisin qui est venu me voir et m'a raconté toutes les peripéties de son histoire. Non seulement c'est une histoire vraie mais elle est le reflet fidèle de la situation politique et sociale qui prédomine actuellement dans les pays d'Afrique où le régime est foncièrement néo-colonialiste.

Souffles : Peux-tu nous dire comment s'est faite l'émergence du cinéma sénégalais ?

Ousmane : J'ai toujours été préoccupé par les problèmes politiques et sociaux de mon pays ; et j'ai toujours tenté de les exprimer, de les révéler, de les dénoncer. J'ai été syndicaliste; j'ai milité auprès de mes camarades quand j'étais docker au port de Marseille puis auprès des étudiants sénégalais. Je me suis mis à écrire. J'ai écrit des romans. Mais je me suis rendu compte qu'il fallait aller au-delà de la littérature, et c'est là que j'ai opté pour le film, car je pense qu'avec un film, je peux mieux communiquer. C'est en ce sens que le cinéma que je fais est politique. Je n'ai jamais été aidé par mon gouvernement. Pour « Le mandat », j'ai pu avoir 300.000 F. d'avance sur les recettes dans le cadre de la co-production franco-sénégalaise. Mais nous avons créé - nous sommes une dizaine - notre propre maison de production. Elle est strictement indépendante, ceci pour que notre cinéma puisse être véritablement militant et révolutionnaire, ne dépendant d'aucun organisme officiel ou autre. En travaillant avec l'état, nous ne pouvons exprimer nos idées; or, et je l'ai dit hier soir lors de la projection du « Mandat », notre équipe prétend connaître la réalité et les problèmes de notre pays mieux que n'importe quel homme du gouvernement. Nous vivons cette réalité quotidiennement, elle est celle de tout un peuple asservi par les forces réactionnaires du néo-colonialisme.

Souffles : Parle-nous un peu de votre coopérative.

Ousmane : A la base, c'est une conception commune d'un cinéma indépendant qui a donné naissance à cette coopérative. Nous sommes une dizaine de cinéastes en rupture avec le système étatisé. Nous ne faisons pas de commerce, l'argent que nous gagnons revient à la caisse commune et nous avons chacun un salaire. Nous essayons dans la mesure du possible de ne jamais puiser dans cette caisse. Elle reste pour nous une sécurité.

Souffles : Quels conseils donnerais-tu à de jeunes cinéastes africains qui voudraient créer une coopérative ?

Ousmane : Il faut d'abord que la rupture avec le système soit nette. Il faut qu'ils soient décidés à aller jusqu'au bout, à lutter pour l'existence d'un cinéma neuf, authentique. Pas de compromis ni de concessions. Je voudrais bien rencontrer les camarades Marocains qui refusent de faire des films comme « Vaincre pour vivre ». J'ai vu ce film à Carthage; il a été hué. J'espère qu'il n'est pas représentatif de ce qui se fait en général au Maroc.

Souffles : Que penses-tu de la discussion qui a eu lieu à la cinémathèque après la projection du Mandat ?

Ousmane : II y a eu beaucoup de passion et peu de logique. Mais c'est assez révélateur de la tension qui règne actuellement dans cette rencontre. C'est normal, c'est la première fois que les Africains se rencontrent et certains tiennent encore à leurs illusions, refusant de faire leur auto-critique. II s'agissait de juger le film ; il s'est trouvé que ce film est africain et qu'il décrit une situation purement et authentiquement africaine précisément celle d'après l'indépendance. Or, pour la plupart des pays africains, au système colonial s'est substitué un système politique néo-colonialiste représenté par la bourgeoisie capitaliste (d'inspiration occidentale), féodale ou bureaucratique. Le peuple continue de souffrir des mêmes maux. Au Sénégal, c'est net. Un paysan ou un ouvrier qui a besoin d'un papier administratif ne pourra jamais l'obtenir s'il suit la voie normale. L'appareil bureaucratique est tellement étouffant qu'il ne fait que révéler à cet homme son appartenance à une classe donnée et sa position d'homme à la merci de toutes les humiliations. II se trouve contraint de pratiquer la corruption pour obtenir une carte d'identité par exemple. C'est un scandale très courant dans nos pays. Je n'ai pas compris pourquoi certains spectateurs ont été choqués par ce film. Mais ce qui est bizarre c'est qu'ils ne sont pas choqués de voir la réalisation du film sur le festival confié à un Américain et non à un Africain.

Souffles : Comment expliques-tu le fait que ce soit William Klein qui fut désigné pour la réalisation de ce film ?

Ousmane : C'est une contradiction. Je sais qu'on a offert 3 millons à un cinéaste africain qui a refusé, et je le comprends. Klein, lui, a eu 18 millions !

Souffles : Une autre contradiction est la décoration de la ville. Elle est d'une médiocrité incroyable. C'est l'Afrique vue par Europe colonialiste au début du siècle. Pour en revenir au film sur le festival, il est à remarquer qu'il y a des Algériens qui secondent Klein, comme Slim Riad par exemple.

Ousmane : Ce n'est pas une question d'Algériens qui font de l'assistanat mais une question de principe. C'est un festival de la culture africaine, et c'est à un africain que revient le droit de filmer ce festival. Nous sommes capables d'avoir une vision critique de nous-mêmes.

Souffles : Le rire est une arme révolutionnaire, une arme de maturité. Comment penses-tu l'utiliser au cinéma ?

Ousmane : Chez nous, le rire a toujours plus de portée. Dramatiser est conduite d'échec. Il faut savoir rire de soi-méme, c'est-à-dire une certaine manière de se connaître. Rire de notre situation pour mieux la dominer et pouvoir agir sur elle.

Souffles : Tu as été à l'école de Moscou et tu as été assistant de Donskoï. Pourtant, c'est un cinéma d'une autre facture qu'on trouve chez toi : c'est plutôt du côté du cinéma-novo (Glauber Rocha, Dos Santos, Paulo Cesar...) qu'on peut te mettre ; qu'en penses-tu ?

Ousmane : Oui, tu as raison, je me sens plus près de ces gens peut-être parce que nous menons le même combat. C'est en ce sens que nos cinémas se ressemblent. En tout cas, l'expérience brésilienne est d'une grande importance,


                                                                                 propos recueillis par t. b.